« Dans les cas les plus violents, le travailleur impose lui-même une limite à sa réflexion. Comme le dit ce jeune policier de la Police de l’air et des frontières, il « met la barrière ». C’est un très bon jeune homme, il aime son métier, il veut bien faire. Il parle avec un peu de naïveté de son désir d’humaniser la police, de donner d’elle une image moins grincheuse. Il bavarde avec les passagers dont il contrôle les passeports, leur demande s’ils ont bien bronzé, bien dansé, et toutes choses charmantes. Raccompagner un clandestin dans son pays l’est beaucoup moins. Il faut mettre le gars de force dans l’avion, il se débat, il hurle, il pleure, il crie qu’on le conduit à la mort. Ce jeune policier avoue que s’il entrouvre la porte à son débat intérieur, il n’a plus à choisir qu’entre la dépression et le chômage. C’est pourquoi, il le proclame inlassablement, terriblement, il met la barrière. Il est là pour faire ce travail-là, il est payé pour ça, il ne veut pas en savoir plus. Sinon, dit-il, je pleurerais avec ceux que je reconduis. Pleurera-t-il un jour de n’avoir pas pleuré ? Je ne connais pas un salarié qui ne soit contraint un jour ou l’autre, même dans une situation moins dramatique, de « mettre la barrière », qui ne doive se chasser de lui-même à l’instant où il est censé se mettre au service des autres. À moins que je n’aie rien compris à ce que j’ai vu pendant plus de trente ans, cette souffrance secrète, qu’on devine irrémédiable, est infiniment plus pénible à supporter que les contraintes ordinaires de l’organisation et de la discipline. Mais personne n’en parle jamais. »
“[In] the definitive version of what happened at Seattle [during WTO protests in 1999], repeated endlessly in articles and TV commentary afterwards, [...] [vanish] the overwhelming majority of those engaged in direct action, who were in fact neither marching nor smashing windows but engaging in lockdowns and blockades. [...] the effect was [...] to reduce the picture to an opposition between good “peaceful protesters” marching and carrying signs, and black-clad “violent” anarchists. [...] so [...] police have to be represented as responding to anarchist provocation, despite the fact that–even according to CNN’s own reporting at the time–police had begun using pepper spray at 10 AM that morning, long before the first window was broken, and just about all eyewitnesses reported that, even after the Black Bloc went into action, the Seattle police never paid much attention to them, but concentrate almost exclusively on attacking those blocking access to the hotel.
In fact, these attacks were also the result of explicit orders from above. The day before, police commanders were filmed reassuring activists that the Seattle police had never attacked nonviolent protesters and “had no intention to start now”.”
Dans la version définitive des manifestations de Seattle contre l’Organisation Mondiale du Commerce en 1999, répétée sans cesse dans des articles et des commentaires TV par la suite, disparaît l'écrasante majorité de ceux engagés dans l'action directe, qui, en fait, n’étaient pas plus en train de défiler que de casser des vitrines, mais participaient à des lockdowns et à des blocages. L'effet fût de réduire le tableau à une opposition entre bons "manifestants pacifiques" défilant et portant des pancartes et anarchistes "violents" vêtus de noir. Ainsi la police doit être représentée comme répondant aux provocations anarchistes, malgré le fait que – même selon les propres comptes rendus du moment de CNN – la police avait commencé d'utiliser des gaz irritants à 10 h du matin, bien avant que la première vitre ne soit brisée, et la plupart des témoins ont déclaré que, même après que le black bloc soit entré en action, la police de Seattle ne lui a jamais accordé beaucoup d'attention, mais se concentra presque exclusivement sur l'attaque de ceux bloquant l'accès à l'hôtel.
En fait, ces attaques étaient également le résultat d'ordres explicites venant d'en haut. La veille, les chefs de la police ont été filmés réaffirmant aux militants que la police de Seattle n'avait jamais attaqué des manifestants non violents et "n'avait pas l'intention de commencer maintenant".
“In a world where there is absolutely no way to know whether IMF policies are beneficial or harmful, there is no basis on which to make a principled stand about anything: it does make sense that one might conclude following the rules, whatever they are, is the only possible moral course of action. [...] One might proceed from here to note how different this is from the apparent relativism of activist logic–which insists, instead, that the impossibility of completely reconciling different points of view means that one should not impose authoritative definitions.”
Dans un monde où il n'y a absolument aucun moyen de savoir si les politiques du FMI sont bénéfiques ou nuisibles, il n'existe aucune base sur laquelle fonder quelque position de principe que ce soit : il est normal de conclure que suivre les lois, quelles qu'elles soient, est la seule disposition morale d'action possible. On peut noter à partir de là combien cela diffère du relativisme apparent de la logique militante – qui souligne, au contraire, que l'impossibilité de concilier complètement différents points de vue signifie que l'on ne devrait pas imposer des définitions autoritaires.
“In fact, street cops’ personal opinions on (for instance) matters of international trade are likely to be far closer to the protesters’ than to those of the bankers, bureaucrats, or government officials they protect. This is immaterial. Many Seattle cops cried when given the order to attack gentle, idealistic teenagers. But […] they did attack.”
En fait, les opinions personnelles des flics de base sur les questions de commerce international (par exemple) sont probablement plus proches de celles des manifestants que de celles des banquiers, bureaucrates ou fonctionnaires qu'ils protègent. C'est sans importance. De nombreux flics de Seattle ont pleuré lorsqu'ils reçurent l'ordre d'attaquer de tendres adolescents idéalistes. Mais ils ont attaqué.
“[…] The situation is all the more acute because most anarchists are aware that, historically, when anarchists do win – when direct action tactics lead to government being overthrown–it is almost always because the point comes when police refuse to shoot. It has been my experience, for example, that before almost every major mobilization in a North American city, for instance, police threaten to go on strike, and there is always endless speculation in activist circles about the possibility of an alliance. It never comes to anything. But the idea is always there. Hence the ultimate dilemma: one can’t win over the other side if one refuses to speak to them. On the other hand, as […] trainer[s] pointed out, chatting up cops [during protests] can prove legally catastrophic.
It seems to me this dilemma is not just one of civil disobedience. It’s inherent to the very nature of direct action itself. The ideal, when conducting an action, is to behave as if one is already living in a free society, where everyone could be treated simply as a human being. Since one does not accept the legitimacy of a larger institutional structure that assigns men and women certain roles–as corporate executives, prison guards, community affairs officers, trade negotiators, and so forth–one refuses to recognize them in those roles, but simply as men and women whose actions have to be judged by the same standards as anyone else’s. The inevitable result is they are seen to be engaging in outrageous acts of violence. The corollary is that one should approach them as individuals capable of transcending their role; but, here, the very fact that they are acting on behalf of a violent institutional structure makes this almost impossible.”
La situation est d'autant plus délicate que la plupart des anarchistes sont conscients que, historiquement, lorsque les anarchistes l'emportent – lorsque les tactiques d'action directe conduisent au renversement d'un gouvernement – c'est presque toujours parce qu'on en arrive au point où la police refuse de tirer. D'après mon expérience, avant presque chaque mobilisation majeure dans une ville d'Amérique du Nord, par exemple, la police menace de faire grève, et il y a toujours des spéculations sans fin dans les cercles militants sur la possibilité d'une alliance. Cela n'a jamais débouché sur rien. Mais l'idée est toujours là. D'où le dilemme ultime : on ne peut pas convaincre l'autre côté si l'on refuse de lui parler. D'autre part, comme les formateurs le soulignaient, discuter avec les flics pendant les manifestations peut s'avérer catastrophique du point de vue pénal.
Il me semble que ce dilemme n'est pas seulement celui de la désobéissance civile. Il est inhérent à la nature même de l'action directe. L'idéal, lors de la réalisation d'une action, est de se comporter comme si on vivait déjà dans une société libre, où chacun pourrait être traité simplement comme un être humain. Puisqu'on n'accepte pas la légitimité d'une institution plus large qui assigne certains rôles aux hommes et aux femmes – dirigeants d'entreprise, gardes de prison, agents territoriaux, négociateurs commerciaux, et ainsi de suite – on refuse de les reconnaître dans ces rôles, mais simplement comme hommes et femmes dont les actions doivent être jugées selon les mêmes normes que quiconque. Le résultat inévitable est qu'ils sont perçus comme se livrant à de scandaleux actes de violence. Le corollaire est qu'on devrait les aborder en tant qu'individus capables de transcender leur rôle ; mais, ici, le fait qu'ils agissent au nom d'une institution violente rend cela presque impossible.