AVANT TOUT


« Il faut renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité de comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un, c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. Avant d’être l’acte du pédagogue, l’explication est le mythe de la pédagogie, la parabole d’un monde divisé en esprits savants et esprits ignorants, esprits mûrs et immatures, capables et incapables, intelligents et bêtes. »

 

La critique contemporaine majoritaire de l’Etat – providence ou quoi – préconise de l’oublier, de le laisser dégénérer. Quoi qu’on en pense, il semble qu’une discipline démocratique élémentaire serait la bienvenue face au pouvoir massifiant et lénifiant des médias dominants.

Pour commencer, il suffit simplement que nous diffusions de proche en proche les documents que leurs auteurs destinent à l’attention de tous. Via Internet, ce procédé a l’avantage de la rapidité, sous réserve que l’on consulte sa boîte mail régulièrement ; il a surtout le pouvoir de stimuler les échanges, de provoquer des débats inédits, de susciter perspectives et alliances.  

On pourrait convenir par exemple d’indiquer « chose publique » comme objet du mail, de sorte que le destinataire le fasse immédiatement suivre à l’ensemble de ses contacts – avant même d’en prendre connaissance et de le discuter, prolonger, réfuter, etc.

Un autre avantage important, c’est que l’anonymat des auteurs rend toute l’attention au propos, évite tout a priori et prévient la tendance médiatique à tout diluer dans la personnalisation. Cela dit assez clairement qu’il y a là la possibilité de multiplier les occasions de vrais débats, de vraies rencontres, de vraies questions, de vraies recherches, pour concevoir l’accomplissement du genre humain (toutes choses diluées et déformées dans les flots de l’information dominante). Mais peut-être n’êtes-vous pas affamé ?

Que l’anonymat permette accessoirement de se délivrer plus facilement de ce que l’on a sur le cœur n’empêche pas que celui qui prétend de façon anonyme à la parole publique réponde pleinement de ses propos.

Cette diffusion de proche en proche a encore un attrait majeur : elle est la base d’un projet de liberté, parce qu’il est facultatif et non discriminant ; et à chaque fois c’est une nouvelle occasion d’exercer son esprit : quoi de plus réjouissant que de penser par soi-même – seul état d’exception qui vaille.

Ce ne sont pas les motifs de révolte qui manquent, c’est plutôt que l’on ne croit pas possible de changer les choses par nous-mêmes, et par conséquent, que l’on ne pense pas vraiment à ce que l’on voudrait et pourrait ensemble. Comme s’il allait de soi que nous ne pouvons pas nous entendre, apprendre et agir par nous-mêmes, et affirmer et initier ainsi que le jeu est l’activité générique du genre humain, où croire invite à l’exercice de la liberté et de la vérité dans le doute. Est-ce satisfaisant et suffisant de savoir que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire – tant que l’on n’est pas victorieux ?

Sans avoir rien à perdre, comme on dit, je ne vois pas bien ce qu’il y a de si définitif dans cette société – si ce n’est qu’elle existe. Comment se peut-il que chacun ne conspire pas sans trêve dans son coin, alentour et au-delà ? N’est-ce pas la base : « C’est cela d’abord que démocratie veut dire. (…) Le pouvoir du peuple n’est pas celui de la population réunie, de sa majorité ou des classes laborieuses. Il est simplement le pouvoir propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouverné » ?

Penser le pouvoir des gens, ici et maintenant, et diffuser la parole publique (« qui concerne tout le monde ») de nous-mêmes, est la première chose – précise les règles du jeu de l’inconnu 

 

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